Un EXTRAIT
L’ouvrage « Mémoire
et Destin : Fin d’une adolescence en temps de guerre » relate la vie
d’un jeune lycéen qui a choisi dès le début de l’Occupation à Bordeaux de
résister, c’est-à-dire d’entreprendre toute une série d’actions et de sabotages
visant l’ennemi ; il agissait ainsi, avec des camarades de son âge, mais
sans chef ni instructions. Trois semaines avant les épreuves du
baccalauréat, il est arrêté par la
gestapo, torturé, car l’ennemi s’imaginait avoir entre ses mains un dangereux
terroriste recevant ses ordres de Londres. Deux mois après il comparaît devant
la Cour martiale allemande : c’est le récit de cet épisode qui se trouve
retracé ci-dessous.
« …Un jour, vers la
fin du mais d'août 1941,à Bordeaux, au Fort du Hâ, en début de matinée, un garde vient me chercher, en
m'indiquant l'immuable direction
du Büro ; je descends ; deux
gendarmes français sont là au milieu des soldats allemands du poste de garde ;
divers formulaires sont remplis ; qu'ils adorent la paperasserie ! Un des gendarmes
me passe les menottes ! Il ne manquait plus que cela ! Ils me conduisent
jusqu'à un « panier de salade », une fourgonnette de la gendarmerie
française qui est stationnée à l'intérieur du Fort du Hâ ; je savais les
autorités vichystes toutes disposées à collaborer
; j'en constatais les effets ! Les vantaux des lourdes portes s'ouvrent, puis
se referment aussitôt.. Les gendarmes se montrent tout de suite très
attentionnés ; ils m'enlèvent les menottes ; me donnent les « dernières
nouvelles de Londres », puis deux biscuits et des bonbons.. Par la lunette
grillagée de la fourgonnette, j'entrevois le va-et-vient des rues, l'apparente
insouciance des gens sous ce soleil se réverbérant sur les façades qui
défilent : c’est curieux, ces gens
que je vois mêlés aux uniformes vert-de-gris, se croient peut-être
« libres », et le pauvre jeune homme humilié, encadré de deux
gendarmes dans un fourgon cellulaire, lui, se sent étrangement indépendant !
A peine dix minutes plus tard, on me repasse les menottes, on
me fait sortir de la fourgonnette. Le gendarmes me font monter un escalier ; je
suis à la Kommandantur de Bordeaux.
Une ruche d'activités ; des soldats en uniforme partout, l'air affairé , des
dossiers sous le bras, saluant tous les deux mètres des officiers qui font les
importants ; des « souris » (femmes-soldats),
qui se veulent élégantes, vont et viennent, hautaines. Les gendarmes me
remettent à un feldwebel, assis dans
un couloir, derrière une petite table ; on signe à nouveau des formulaires ; on
m'enlève les menottes ; les gendarmes me saluent militairement et me laissent à
mon sort. Si je m'étais évadé, ils auraient pris ma place… Le Feldwebel me fait entrer dans une grande
salle contiguë, où il me laisse seul. Je suis un peu perdu ; c'est sans doute
la salle d'audience ; sur tout le mur du fond, à trente mètres de moi, une
colossale svastika, et l'aigle allemand s'étalent, impérieux, menaçants
; et dire que svastika, en sanscrit,
signifie « de bon augure »..
mais c'est ici l'emblème du parti nazi, la croix
gammée ! Une longue
table sur une estrade, s'étend
sous cet apparat du Parti et de la Nation. A part cela, la salle, longue, est
nue, ou presque ; un petit bureau et sa chaise au milieu, juste sous l'estrade
; quelques tabourets, et au fond, à l'opposé des attributs des maîtres de ces
lieux, quelques banquettes surélevées.. Je n'avais jamais vu de ma vie une
salle de tribunal. Les générations
qui ont suivi la mienne ont eu, combien de fois, l'occasion de regarder des
films, des reconstitutions de procès ; moi, il me faut participer ici à une cérémonie dont je ne connais pas le
rituel. Je m'assieds sur un banc,
face à ce que je suppose sera le Tribunal, et j'attends.
Un remue-ménage agite
subitement le calme de cette salle ; un cliquetis métallique annonce l'entrée
d'officiers ; ils posent sur la table leur casquette et leurs gants, leur épée;
au centre le général commandant le Gross-Bordeaux ; il s'agit du Général Von
Faber du Faur ; j'avais entendu dire que le Prussien était fier de ses origines
huguenotes et françaises ; on racontait qu'il aimait le dimanche monter sur des
échasses dans les Landes, « comme ses aïeux » ! C'étaient là, très
certainement, des plaisanteries que les Bordelais aimaient à colporter pour se
moquer de ce reître ayant droit de vie ou de mort dans notre région.
Il est là devant moi,
raide, froid, effrayant avec ses revers rouges qui, je ne sais pourquoi, font
« grand-guignolesque ; il est flanqué d'un officier au grade douteux, et
d'un simple soldat ; c'est cela la composition d'un Kriegsgericht, d'un Conseil de guerre allemand ! A la même table,
mais assis sur le côté, à ma droite, un officier va être le Procureur du Reich
; il a devant lui un gros dossier ! A l'autre extrémité, un officier, ou
sous-officier, va être le greffier du procès ; en contrebas, sous le
Général-président, devant le petit bureau, un civil, fluet et cauteleux, de
nationalité indéterminée, doit être l'interprète.
Tout le monde est donc ici
; mais rien ne se passe ; cinq paires d'yeux m'observent, interrogatifs. Le
général de penche vers le civil qui est au-dessous de lui, et lui parle, tout
en me regardant, et l'autre tourne également sa tête en ma direction ; pendant
ce temps-là, je ne sais quelle contenance emprunter ; je croise les jambes, tantôt dans un sens, tantôt dans un
autre ; ce n'est pas à moi de commencer, et puis j'ai horreur d'être ainsi
dévisagé ! Le civil se lève et
vient vers moi ; trente mètres à parcourir.. « Qui êtes-fous ? » questionne-t-il, à ma grande surprise ; je
croyais tous les rôles distribués. « Je crois être le prévenu ! » Je
suggère : « Mais fous êtes sur
le banc des témoins ! » J'ai
manqué ma sortie, ce jour-là ; et si j'avais affirmé : « Je passais
par hasard, pardonnez-moi, je me retire ; je prends mes cliques et mes claques. » Que serait-il arrivé ? On peut rêver..
« Le banc des accusés est là, à la
droite du Général ! » m'indique, interloqué, metteur en scène d'un
moment. Il m'accompagne à une vingtaine de mètres de là; il me susurre à
l'oreille ; « Chaque fois qu'on parlera
DE fous, il faudra fous lever ! » Je me rends compte qu'il commet une faute de français ; il
veut dire sans doute : « Chaque fois qu'on s'adressera à vous... » Tout de même, je suis
fondé à être vexé ; je croyais que toute cette cérémonie avait pour sujet ma
petite personne.. L’interprète, devant mon étonnement, me souffle : « Ne fous en faites pas ; je fous ferai
doucement signe de fous lever ! »
Je suis, à mon grand
étonnement, très calme dans cette situation qui devrait, normalement, être plus
que préoccupante. C'est comme si une sorte de dédoublement de la personnalité
vient à nouveau de se produire ; mon corps, mes sens, mes yeux et mon esprit
sont aux aguets; mes sentiments paraissent engourdis ; une sorte de détachement
s'opère ; curieuse nature qui procure, en de tels moments, une forme
d'indifférence protectrice !Enfin, tout est en place ; la pièce peut commencer
; le général donne la parole au greffier militaire qui déroule de longs propos
dans sa langue maternelle ; je ne comprends goutte à ce baragouin hermétique.
Enfin le général fait signe à l'interprète ; le résultat n'est guère plus
éclairant ; en tout cas, la « traduction » est beaucoup plus courte
que le texte original ; ce n'est pas le moment (mais, moi, j'y songe) de faire
l'étonné, comme Monsieur Jourdain, surpris, lui, d'entendre la brièveté de la
version de ses propos en Mamamouchi
: « Comme c'est curieux de dire tant de choses en
si peu de mots ! » Mais j'ai
entendu comment se termine l'acte d'accusation : « Evidence : les aveux de l'accusé... » Je ne sais
pas à quel moment de la partition je dois réellement intervenir, mais je n'y
tiens plus et lève le doigt, comme à l'école, pour poser une question ; le général me fait demander
ce que je veux ; « L'interprète peut-il répéter la dernière phrase de
l'acte d'accusation ? » Il la redit ; je lève à nouveau mon doigt ; le
Président, agacé, dit en allemand : « Qu'est-ce qu'il y a ? -- Il y a que je n'ai jamais avoué
quoi que ce soit, même sous la torture ! » Oh ! que n'avais-je pas énoncé
là ! Le Tribunal marque
l'étonnement– ou feint de marquer sa surprise ; le général me crie – tiens ! en
français – « Que dites-Vous là ? », et son
interprète, s'imaginant que son chef avait parlé dans la langue de Gœthe,
répète ; «Qu'afez-fous dit là ? »
Je ne m'attends pas à une telle réaction ; quoi ? Je suggère une rectification,
et cela provoque une telle
apparente stupéfaction ! Le Général Von Faber du Faur reprend son flegme ;
lentement, en allemand, il me déclare, comme s'il voulait, avec patience,
expliquer des principes de base à un adolescent entêté : « La Loi
allemande a été introduite sur le sol français le 10 mai 1940 . La Loi allemande est la loi d'un grand pays
civilisé ; elle interdit que l'on batte les prévenus ! » Je rentre en
moi des questions qui ne demandent qu'à fuser ; le 10 mai 1940, c'était bien
plutôt autre chose qui s'était
introduit en France... Et puis, il est possible que, sur le papier, il soit
interdit « de battre des prévenus.. » Nous avons la même règle en France ; mais je crois qu'on
pourrait toujours poser des questions à des gens qui ont été interrogés dans
tel commissariat ; il ne serait pas rare de constater que, même dans un pays
civilisé, il est des accommodements avec les textes, il peut même y avoir des bavures, comme on dit si joliment. Le
Général poursuit :
« Attention à vous : vous ne pouvez
pas avoir été malmené : c'est interdit ! Si vous maintenez cette accusation, de
deux choses l'une : ou vous pouvez
la prouver, et des officiers allemands, quel que soit leur rang, seront punis,
conformément à la loi allemande ;
ou bien vous ne pouvez pas la prouver, et c'est vous qui serez puni pour
dénonciation calomnieuse à l'égard d'officiers allemands ! »
Je réfléchis un tout petit
instant ; comment prouver ? et quel
poids aura ma parole contre celle des agents de la Gestapo ? J'ai commencé, je dois poursuivre ;
d'autant plus que je crois détecter une sorte de provocation dans
l'« avertissement » du Président du Tribunal ; je réponds : « Je
maintiens. » A ce moment,
j'entends un choc sourd, à ma droite, au fond de la salle ; c'est mon père qui
vient de s'effondrer, sans connaissance. Il avait reçu l’exceptionnelle
autorisation d’être présent à ce procès à huis-clos.. Je ne le savais pas, moi… Ma façon de me défendre – u ma propre
inconscience – l'a abasourdi. Je suis là, debout, pris entre le désir douloureux d'aller vers mon père, et
l'ordre du Tribunal d'avoir à poursuivre dans la voie que je viens de tracer. Le Général prend un bloc-notes ; ses
voisins de même. Ils ont l'air d'ouvrir un nouveau dossier..
« Voulez-vous dire les noms,
grades des officiers que vous accusez ! », me traduit-on : « Je ne leur ai pas demandé leur carte
d'identité avant les opérations ! » Ma réponse a fusé, comme malgré moi, avec violence et, je dois
l'avouer, impertinence, surtout vues les circonstances. J'ai l'impression que
je viens de commencer une partie de poker ; le général m'observe ; je crois
qu'il est vaguement amusé ; je vois sa main droite, posée, face à moi, sur le rebord
de table, agiter les doigts comme pour m'adresser un signal ; « tout doux
! tout doux ! n'allez pas trop loin ! » Son regard également semble
constituer une mise en garde, sinon amicale, du moins compréhensive.
J'explique les conditions de
mon arrestation, de mes interrogatoires ; quant aux noms des policiers, ils
doivent figurer sur les procès-verbaux et les actes de l'instruction ; en tout
cas, je n'ai rien avoué, rien signé
! Là haut, sur l'estrade, cinq mains prennent des notes. « Ds
preuves ? Regardez mes joues qui portent encore des traces d'ecchymoses ; mes
lunettes toutes faussées ! ». « Bien, dit le général, en poussant
devant lui ses notes, nous reviendrons plus tard sur ce témoignage ; revenons à
votre affaire ; vous êtes accusé de propagande anti-allemande, de constitution
de groupes de terroristes, et de sabotage à l'encontre de la Wehrmacht ! ». Je me récrie :
« Jamais de la vie ! Je n'ai jamais reconnu de telles accusations, et il
n'y a pas de preuves ! » Le Procureur m'indique qu'un de mes camarades de
classe a rapporté « ces faits » ; je rétorque ; « Oui, je sais,
il de s'agit pas de mes camarades de classe ; il s'agit d'un certain Goupil
[mon dénonciateur] ; mais c'est un affabulateur, il est jaloux de mes résultats
scolaires ; son père travaille pour vous ; il se croit obligé d'avoir à son tour un tableau de chasse..
Il fait du zèle, voyons ! Ce ne sont que des racontars, non des preuves
! »Un officier allemand est entré au fond de la salle, s'est assis sur le
fameux banc des témoins ; tiens ! mon Père est revenu à lui ! Il est à
l'écoute de ce qui se dit ; je souffre pour lui. Pourquoi s’est-il obligé à
être ici ?ribunal appelle justement l'officier récemment introduit ; il n' y a
pas de barre des témoins, encore moins de fauteuil à côté de la Cour, comme
dans les films américains que j'ai vus par la suite. L'officier traverse la salle, s'arrête à cinq mètres de
l'estrade ; lève la main droite, dégantée, et hurle « Heil Hitler ! » On lui pose une question . Il exécute un quart
de tour sur ses talons, en ma direction ; il me regarde longuement ; sa figure
ne me dit rien ; il est vrai que ce n'est pas à moi de le reconnaître ; c'est à
lui. Il déclare : « Nein !
Mein General ! » Je ne
sais pas exactement de quoi il est vraiment question, mais que cet officier ne
me reconnaisse pas, me fait bondir de joie ; j'aurais même envie de lui sauter
au cou. L'officier, après avoir accompli son devoir, sort...
Plus tard, j'apprendrai qu'il est le directeur de la Frontbuchhandlung de Bordeaux où j'avais effectué des sabotages
quelque cinq à six mois auparavant…
Le nouveau Directeur . Il ne
pouvait pas me reconnaître, puisque ( je l’ai appris par la suite), venant
d'Allemagne , il avait été nommé à
Bordeaux le 1er juillet 1941, alors
que j'avais été arrêté le 4 juin !
Son prédécesseur, qui m'avait cinématographié en mars, était parti début juillet
ouvrir un établissement identique à Belgrade... Et le Procureur ne s'est pas soucié de demander à son témoin
d'autres précisions ; telle celle-ci : « Depuis quand êtes-vous en poste à
Bordeaux ? » Une autre
fois, deux ans après, je serai le
« bénéficiaire » d'une
aussi étrange ratée dans le système
allemand, d'habitude si consciencieux et pointilleux !.. Bis repetita placent ! Toute une série de conciliabules se
déroule, sans moi, sur l'estrade ; les juges se font passer le dossier ; le Procureur, lui, en a un qui semble
volumineux ; pourquoi ?
qu'y-a-t-il dedans ? J'ai comme l'impression d'être de trop ; je me tourne vers
mon père, là-bas, au fond ; il
secoue lentement la main droite de haut en bas : message qui semble
indiquer : « Qu'est-ce que tu vas prendre ! »Le Procureur se lève et
prononce sans doute son réquisitoire ; nous sommes sept personnes dans cette
ample salle, c'est tout ; pourtant il discourt comme s'il s'adressait à un
large public.. Je ne comprends pas ce qu'il dit, sauf, de temps à autre, le mot
français de sabotage prononcé à la
teutonne ; les mots Propaganda et Terrorist apparaissent aussi.. Rien de
ces propos ne me sera traduit, ni même résumé. « La Loi allemande est la loi d'un grand pays civilisé.. »
Le général me donne à présent la parole, en insistant lourdement sur le fait
que je n'ai pas voulu d'avocat ; je réponds que je n'ai pas besoin d'avocat,
puisque je n'ai rien fait, que je suis seulement un lycéen ne pensant qu'à son
baccalau-réat ; un camarade rancunier a prévenu la Gestapo contre moi ; il n'y
a là qu'une dénonciation calomnieuse ; rien n'est venu étayer les faits
allégués lors de la délation. On a tenté de me faire avouer des actions que je
n'ai pu commettre ; je fais passer mes études avant tout. Au bout d'un certain
temps, je ne trouve rien à ajouter ; je ne sais si ce que je viens d'avancer
est suffisamment crédible, sans être servile, convaincant, sans être provocant.
L'interprète parle en même temps que moi pour traduire ce que je suis en train
de dire , mais avec un agaçant décalage qui me gêne et risque de me faire
perdre le fil de mes improvisations
; mais on m'écoute, c'est
déjà cela.Lorsque j'ai terminé, je reste debout, incertain sur ce qui va
maintenant arriver. Le général me fait dire que le fait d'être lycéen
ne « prouve » rien ; les autorités d'occupation savent
bien que leurs pires ennemis sont les jeunes.
Je lève le doigt ; il me regarde, interrogateur, l'air impatient. « Vous
n'avez pas le droit de généraliser», je précise ; il fait un geste qui paraît
dire : « Je m'entends ; assez finassé ! ». Il se lève, reprend sa
quincaillerie, sa casquette bordée de rouge, ses gants. Les autres l'imitent ;
ils sortent par une porte, à ma gauche; seul l'interprète sournois reste ; il
s'avance vers moi : « Fous
fous êtes bien mal défendu ! » ; on l'a laissé ici afin qu'il me
remonte le moral ? Je fais un
signe à mon Père qui paraît bien contrarié ; il me sourit. L'interprète
m'interdit d'aller vers mon Père ; j'attends donc la fin des délibérations avec
inquiétude ; comment ces Boches qui se sont, m’a-t-on affirmé, conduits comme
des sauvages, sans pitié pour des civils, capables, comme je l'ai vu en prison,
des pires violences, peuvent-ils, sérieusement, « faire comme-si », monter un procès avec son cérémonial, tous ces documents, ces dossiers, pour
faire accroire (à qui ?) que « la
loi allemande est la loi d'un pays
civilisé », comme il m'a été affirmé tout à l'heure; et les exécutions
sommaires, alors ? Je m'interroge sur la schizophrénie de l'occupant ; la main
gauche ignore ce que fait la main droite ?
Peut-être vingt à trente
minutes après, les cliquetis s'approchent ; le Tribunal reprend place, mais
reste debout; moi aussi. J'entends le général Von Faber du Faur dire, entre
autres chose : « Achtzehn Monaten »
; j'ai beau ne pas avoir étudié
l'allemand, j'ai, au moins, entre autres notions, appris à compter dans cette
langue ; je suis donc condamné à dix-huit mois d'emprisonnement.. Je n'attends
pas la traduction et je m'écrie : « Ce n'est pas juste ; je suis innocent
; la loi d'un pays civilisé ne peut pas
condamner un innocent !
»
Le général me dévisage avec curiosité ; il en avait vu
d'autres, bien sûr ; mais un jeune coq de mon espèce, assez insensé pour
contester un jugement rendu, après la délibération, cela, apparemment, il ne
l'avait peut-être pas jamais rencontré ? Il continue à me regarder; les autres
considèrent leurs mains posées sur la table, sur leurs papiers ; puis le
général se met à parler, à voix basse, à l'un, puis à l'autre de ses assesseurs
; il fait signe au Procureur de s'approcher ; ce dernier, comme sortant d'un
rêve, m'examine avec curiosité lorsque le général s'adresse à lui. Tous
reprennent leur position et j'entends le général déclarer : « Fünfzehn Monaten ! »
– quinze mois.
Je reste assez ahuri ; d'une part, ils ont remis en cause la
sentence prononcée, d'autre part, ils semblent tenir compte de ma véhémence ;
pourquoi ne pas continuer ? Je fais un geste indigné en direction du général,
qui peut signifier ; je ne joue
plus ! « Quinze mois, ou dix-huit mois, c'est la même chose ! Je n'ai rien
fait, et la loi allemande est la loi d'un
pays civilisé ! » Ah ! il
avait eu tort de me fournir lui-même cet argument ; par je ne sais quel détour des souvenirs, je me sens comme
porté, en dedans de moi, par le fameux monologue de Marc Antoine au Troisième
acte de La Tragédie de Jules César de Shakespeare ;
je l'avais étudié quelques mois plus tôt en classe, et appris par cœur ;
et le leitmotiv : « And Brutus
is an honourable man », je ne sais pourquoi, venait m'aider à
scander ma propre rhétorique ; le
général braque ses yeux sur moi, à la fois irrité et, me semble-t-il, comme
amusé ; il s'adresse à nouveau à ses assesseurs, mais pas au Procureur, qui,
lui, fait le dégoûté ; écœuré par les atermoiements du Président, il s'exerce à
ranger les feuilles de son dossier
; lui, ne joue plus ! Le général me crie, en français ; « Poufez-fous nous jurrrer que fous êtes
innocent ! » Oh ! à un Allemand, je suis prêt à tout serment, de
mauvaise foi ; je le jure ; il dit alors
: « Zwölf Monaten. » Il est sur la bonne voie : douze mois.
C'est tout cela de gagné ; mais un doute surgit ; nous savons tous, en
prison, que toute peine supérieure à douze mois signifie qu'il faut la purger
en Allemagne ; cette perspective ne me dit rien, et il me faut encore tenter de
protester ; je fais l'étonné, navré de ne pas avoir été bien compris ;
« J'ai juré ! et la loi d'un pays
civilisé ne peut pas punir quelqu'un qui a juré être innocent, et vous
n'avez pas de preuves contre moi ! » Nouvelles messes basses à trois ; le
Procureur, outré, regarde en l'air, boudeur. « Zehn Monaten ! »–
dix mois.
Je ne sais ce qui me prend ; pourquoi une espèce de jubilation
monte-t-elle en moi ? L'intense satisfaction de voir s'estomper la menace d'une
incarcération en Allemagne, certes ; aussi quelque mépris pour ce général qui cède, devant ses subordonnés, aux
exigences effrontés d'un jeune homme ; enfin, l'euphorie d'un genre de
« jeu », qui consiste, en pleine guerre, face à l'ennemi, à marchander la sentence qu'il vient de
prononcer, comme on marchande un
tapis au Grand Bazar
d’Istanbul. Alors, je continue :
je prends l'attitude de quelqu'un de très déçu de rester incompris, de
constater, je le lui répète, que « la loi d'un pays civilisé »
n'est pas respectée ;
alors, le général rectifie :
« Acht Monaten ! » – huit mois ; je fais la moue ; l 'interprète
n'interprète plus rien ; le greffier écrit, rature, attend, surpris ; le
Procureur continue à faire la tête. Von Faber du Faur suggère alors : « Sechs Monaten ? » c'est-à-dire six mois ; je glisse : « Ja, mein
General ! » Il se lève lentement, l'œil légèrement
amusé, l'air somme toute complice ?
L'interprète vient vers moi, sans un mot, me conduit dans le
couloir où le Feldwebel s'ennuie
devant son petit bureau ; pendant qu'il téléphone, je puis embrasser mon Père,
si ému qu'il ne peut dire mot; moi non plus ; je ne crois pas encore que ce que
je viens de vivre est vrai.. Y-t-il un piège là-dessous ? En tout cas, cette
aventure me convainc qu'il faut tenir tête à l'occupant, que c'est
possible.
On me fait descendre au
rez-de-chaussée et je retrouve mes deux gendarmes français, revenus me
chercher. Nous rions ensemble dans la fourgonnette bleue; nous pénétrons à
l'intérieur du Fort du Hâ ; je n'en puis plus, à présent. Formalités, attente ;
tintement des clefs, claquement des serrures, grincement des grilles ; échos
dans le hall, rumeur provenant des cellules à l'affût ; retentissement des pas
sur l'escalier métallique et sur la passerelle. On me pousse dans ma cellule ;
mes compagnons se précipitent et parlent tous à la fois ; ils ont laissé de la soupe refroidie et mon quignon de pain
noir; ils veulent tout savoir de celui qui vient « du dehors » et qui
sort de son procès ; ils ont eux-mêmes tellement peur du jour où ils seront
obligés à leur tour, peut-être, d'aller là-bas,
devant des juges allemands !
Ils m'offrent de manger un
peu, mais je n'ai vraiment pas
faim ; je suis excité, exalté. Je raconte donc ma folle matinée ; ils sont tous
sceptiques : non, le général Von Faber du Faur est un « boucher »,
tout le monde le sait ; et puis les Allemands savent battre le froid et le
chaud ; je vais voir ce que je vais voir ! Je vais payer cher mes
« incartades » ; et puis, il y a cette question du « faux
témoignage à l'encontre d'officiers allemands » ; ça, ils ne vont laisser passer cette imputation . La Gestapo ne pourra
tolérer qu'un blanc-bec aille les mettre en cause, surtout devant les autorités
de la Wehrmacht ; on sait que les
relations entre les deux ne sont pas bonnes; j'ai mis le doigt entre l'écorce
et le tronc... Et moi, qui suis si heureux de ma « victoire » ! Après
de tels propos alarmistes , j'ai lieu
de m'affoler ; ils doivent avoir raison; tout est trop beau, comme irréel. On
s'est joué de moi pour me faire payer mon insolence.. A la fin de la journée,
je suis tout déprimé, j'abandonne, comme Dante à l'entrée des Enfers,
« toute espérance »... Mes camarades de cellule sont tout à fait
chagrinés de m'avoir ainsi rendu cafardeux ; ils se rendent compte que mon duel avec le Kommandandstadt à l'intérieur de la Kommandantur, en plein Kriegsgericht.. a dû être une sorte de
morceau d'anthologie ; ils m'offrent le réconfort de leur camaraderie et
d'affirmations comme celle-ci :
« Avec eux, on ne sait
jamais.!. »
J'ai,
naturellement, beaucoup réfléchi sur l'étrange attitude du général présidant le
Conseil de guerre ; la sentence prononcée a été celle à laquelle nous nous
sommes arrêtés après cet étrange « marchandage » ; je n'ai plus
jamais entendu parler d'une instruction ouverte pour « faux témoignage à
l'endroit d'officiers allemands. »
Bien sûr, lorsque je sortirai, je n'en aurai pas du tout fini avec les
conséquences de ce jugement...
En tout cas, j'ai eu une
chance incroyable, alors que, dès ces débuts de l'occupation, les Autorités
avaient déjà commis bien des exactions, et des brutalités sans nom. J'ai une interprétation qui pourrait être soutenable : le
général Von Faber du Faur, même s'il n'était pas forcément un francophile (nous étions en guerre) était fier, disait-on, de ses
origines ; cela pouvait lui donner une certaine corde sensible à
l'égard de mon pays ; il avait été
« amusé » par mon inconscient entêtement, par mon audace instinctive
; cela faisait un tout petit peu plus d'une année que les Allemands occupaient
cette partie de la France ; on sait que les ordres qu'ils avaient reçus les
incitaient à se montrer Korrects à
l'égard de la population ; attitude politique, dans un premier temps, venue de
haut, destinée à faire croire aux
Français que ces derniers avaient
intérêt à ne pas gêner leur aventures militaires, et peut-être, le moment venu,
à s'adjoindre à « la défense de l'Occident ». Ensuite, il y avait une sourde rivalité
entre la Wehrmacht et les autres
organisations nazies comme le Gestapo ; de vieux officiers de carrière, de
l'ancienne école prussienne , comme von Faber du Faur, devaient détester les
arrivistes sans scrupule, fanatiques et politiques, au mains desquels tant
d'entre nous avons eu affaire ; mon dossier devait avoir été bâclé, et la Cour,
même militaire, et allemande, avait certainement eu des doutes quant aux
accusations non étayées par des témoignages et des preuves, des aveux, et
uniquement fondées sur une dénonciation d'un condisciple, dont le père,
français, était un agent stipendié de la Gestapo à Arcachon.. J'ai eu beaucoup de chance et le
« numéro » que j'ai improvisé devant le Tribunal s'insérait dans un
ensemble d'éléments plutôt exceptionnels...
Pourtant,
probablement sous la présidence du même général, quatre mois après, le même Tribunal militaire, condamne à
mort Mlle Jeanne-Geneviève Valentin, jeune professeur et trois de ses anciens
élèves, qui verront, certes, leur peine commuée en travaux forcés, et qui
seront déportés ….